Ne revenons pas «à la normalité», car c’est précisément le problème

En ces temps exceptionnels, mesures exceptionnelles: près de 3 milliards de personnes confinées partout dans le monde et la solitude, l’isolement, le manque de contact avec la nature, nombreux/ses sont celles et ceux qui souhaitent un «retour à la normale». Néanmoins, la normalité à laquelle nous souhaiterions revenir est précisément la raison pour laquelle nous sommes dans cette situation de crise.

Commençons par souligner qu’il s’agit d’un virus somme toute assez peu contagieux et très peu létal, sauf pour un petit pourcentage de la population. Il est sans commune mesure avec les conséquences de la crise environnementale pour laquelle nous n’avons encore pas pris de mesures sérieuses. Pourtant, nous avons dû mettre une bonne partie de nos activités quotidiennes en pause pour une durée encore indéterminée mais probablement très longue.

Nous sommes actuellement en train de traiter les symptômes dans l’urgence mais la cause, cette normalité, quelle est-elle? Pour rappel, notre normalité jusqu’à présent, c’est la logique productiviste qui nous offre des jobs, pour la plupart qui n’ont aucun sens, on «attend» les vacances avec soulagement (souvent en tombant malade les premiers jours de celles-ci), comme une pause de cette insoutenable production de biens et services inutiles, qui détruisent notre santé et notre environnement. Produits et biens que nous consommons avec démesure parce qu’ils sont bon marché et parce que nous avons perdu le sens de ce qui est essentiel.

La normalité, c’est…

La normalité, c’est d’avoir dévalorisé les métiers qui, aujourd’hui, nous sauvent la vie comme infirmier/ères, médecins du service public, caissières, livreurs, sans oublier celles et ceux qui nous nourrissent, les agriculteurs. C’est d’avoir un air si pollué que, mondialement, il provoque 9% des décès, près de 5 millions par an. C’est d’avoir un environnement si toxifié par des substances qui perturbent notre organisme que le coût de ces expositions sur la santé est estimé à plus de 150 milliards d’euros par an, rien que pour l’Union européenne.

Une fois l’orage passé, il nous faudra combattre avec force les propositions qui viendront lorsqu’il s’agira de «relancer l’économie» pour soutenir la consommation

C’est être si déconnectés de la nature, des saisons que nous mangeons des fruits et légumes importés de l’autre bout du monde, à un coût de stress hydrique et de pollution indicible. Notre nourriture est empoisonnée par les pesticides, elle a été réduite à une pauvre variété de quelques fruits et légumes et la majorité de la nourriture que nous trouvons sur les étals des supermarchés est impropre à la consommation humaine. C’est de brûler des forêts vierges pour y planter de la nourriture pour le bétail: 200 millions d’êtres vivants sont abattus chaque jour, avec près de 3 milliards de poissons et autres êtres marins, pour notre consommation.

C’est d’être responsables de la sixième extinction de masse avec près de 60% des espèces de vertébrés qui ont disparu durant les quarante dernières années, bientôt la quasi-totalité des coraux et une grande partie des écosystèmes terrestres. C’est de laisser des êtres humains se noyer en Méditerranée ou s’entasser dans des camps de réfugiés dans des conditions d’hygiène inhumaines. C’est d’avoir de telles inégalités que le 1% des plus riches de la planète possède autant que les 90% les plus pauvres, soit près de 7 milliards de personnes.

Le «business as usual» n’est plus une option

Est-ce que nous voulons réellement retourner à cette normalité qui nous mène droit dans le mur et vers une crise environnementale, climatique et sociale autrement plus meurtrière que ce que nous vivons en ce moment? Je ne pense pas. Une fois l’orage passé, il nous faudra combattre avec force les propositions qui viendront lorsqu’il s’agira de «relancer l’économie» pour soutenir la consommation, reprendre les déplacements et les loisirs, lorsqu’il s’agira de réduire les filets sociaux et les droits démocratiques, lorsqu’il s’agira, sous couvert de protection de la santé, de mettre en place de la surveillance de masse qui pourra ensuite servir pour réprimer les mouvements sociaux.

Car les mesures qui nous seront proposées non seulement nous ramèneront à une normalité non soutenable mais elles iront au-delà et nous conduiront droit vers le gouffre avec le pied sur l’accélérateur. Nous serons toutes et tous vulnérables car une bonne partie de la population se trouvera en situation difficile, précaire, après une crise financière qui sera sans précédent. Nous devrons être solidaires et humains dans l’adversité.

Nous avons maintenant le temps de la réflexion. Quelle «normalité» souhaitons-nous? Imaginons ensemble l’avenir que nous voulons, moins de consommation et plus de partage: mettons en place des assemblées citoyennes pour nous développer dans le respect des terriens, humains et non-humains, dans les limites planétaires, c’est notre quota et rien de plus nous est autorisé. Nous devons repenser complètement notre société, c’est sans doute notre dernière chance. Faisons de demain un normal viable. Le «business as usual» n’est plus une option.

Cet article a été publié dans le journal Le Temps.

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